Beethoven : "Le pèlerin de la lumière"
« Avec Beethoven et le cycle de ses quatuors, nous abordons une expérience particulièrement fascinante parmi toutes celles que nous propose l’histoire d’un genre qui en est prodigue. Par ses enjeux, l’exigence esthétique dont il témoigne à chacune de ses étapes et sa pensée spirituelle, cet ensemble d’oeuvres constitue une des manifestations les plus impressionnantes du génie humain et un des exemples les plus achevés du pouvoir de la pensée au service de la création artistique comme expression, à travers l’écriture musicale, des questions fondamentales et au sens propre indicibles qui hantent l’humanité. »
Bernard Fournier
Histoire du Quatuor à cordes (Volume 1)
Fayard 2000
Histoire du Quatuor à cordes (Volume 1)
Fayard 2000
Généralement divisé en trois périodes, le cycle des seize quatuors du grand Maître de Bonn, témoigne de cette exceptionnelle capacité du compositeur à renouveler son art au service de tout ce qu’il doit dire, que ce soit dans la subjectivité de ses
propres sentiments, son regard sur l’Univers, ou sa communication avec Dieu. Grâce et par son génie créateur, Beethoven ne cessera jamais sa quête, d’humanisme diront certains, de vérité diront d’autres, de Lumière en tout cas, quitte à traverser les affres les plus sombres.
La première « manière », avec les six premiers Quatuors op.18 est issue de l’idéal du classicisme.
La deuxième « manière » avec les trois Quatuors « Razumovsky » op.59, l’op.74 « Les harpes », et l’op.95 « Serioso », repoussent les limites architecturales et stylistiques de composition.
La troisième « manière » des six derniers Quatuors 127, 130-133, 131, 132 et 135, est portée par une force visionnaire qui conduit le genre à son accomplissement.
1798 - 1800
Lorsque Beethoven se confronte pour la première fois au genre du quatuor à
cordes en 1798 (il a alors 28 ans), la tâche s’avère longue et rude. Durant deux années, il est presque totalement absorbé à la composition des six Quatuors de l’op.18. A la suite de Haydn, le père du Quatuor à cordes, et de Mozart qui ont déjà porté le genre au plus haut point d’achèvement, Beethoven expérimente des voies nouvelles avec son génie propre, tout en s’ancrant dans les normes d’écriture du classicisme : intensité et originalité des idées, sens du dialogue, maîtrise de la complexité…
En témoigne le long Adagio affettuso et appassionato du Quatuor op. 18 n°1. Très probablement inspiré de la scène du tombeau de Roméo et Juliette, ce mouvement marque un réel tournant dans la capacité à exprimer le « pathétique » en musique, l’utilisation tout à fait nouvelle du silence jouant un rôle particulièrement spectaculaire.
Quatuor op.18 n°1, Adagio affettuoso ed appassionato
Le Quatuor op.18 n°4, en suscitant le plus grand nombre de commentaires contradictoires, quatuor le plus abouti et novateur du cycle pour certains critiques, traduisant une tendance passéiste du compositeur pour d’autres, nous le rend particulièrement attachant… Porté par un véritable élan, son Allegro final nous conduit vers un prestissimo dont le style héroïque ne pourra pas ne pas nous rappeler de célèbres pages du Maître de Bonn.
Quatuor op.18 n°4, Allegro
Lorsque il termine le cycle des Six Quatuors op.18, Beethoven sent déjà les premiers symptômes de dégradation de son ouïe. Deux ans plus tard sa crise de désespoir atteint à la fois son paroxysme, et se dénoue en même temps dans l’écriture de son célèbre Testament d’Heiligenstadt.
« C’est l’art et lui seul qui m’a retenu. Ah ! Il me paraissait impossible de quitter le monde avant d’avoir donné tout ce que je sentais germer en moi. »
1806
Beethoven décide de prendre en main son destin. A travers une profonde
transformation de son style, il témoigne de sa libération dans le Triptyque de ses Quatuors Razumovsky op.59.
Une révolution s’opère dans les rôles des quatre instruments bien définis jusqu’alors au sein du quatuor. Les discours se complexifient dans le fond et dans la forme au sein d’architectures imposantes. Rhétorique foisonnante et épanchement de l’âme, héroïsme et intériorité, toute contradiction abyssale trouvent une réconciliation possible à condition que leur lutte soit passée par une montée en puissance sans merci et cathartique.
Dans le sublime Molto adagio du Deuxième Quatuor op.59, Beethoven explore l’univers de sa spiritualité en tension entre l’abandon confiant et le doute. Cette «Méditation sous le ciel étoilé» s’ouvre sur un thème hymnique grave mais paisible qui se déploie lentement tant horizontalement que verticalement, et se tend sans jamais se rompre. Troublé par des appels insistants, rugueux ou lointains, le voyageur continuera sa route vers un but qui doit le libérer. Pour ce voyage unique dans le monde des sphères, Beethoven adresse une requête inédite à ses interprètes : Si tratta questo pezzo con molto di sentimento.
Quatuor op.59 n°2, Molto Adagio
1809 - 1810
Les Quatuors Razumovsky ont été mal reçus par le public viennois et la
critique. Même Schuppanzigh, le fidèle ami violoniste du compositeur a ri en déchiffrant les partitions. Et Beethoven de répondre : « Oh, ce n’est pas pour vous, mais pour les temps à venir ». Il abandonne un temps l’écriture pour quatuor…
Les 11 et 12 mai 1809, les Français envahissent Vienne. Le 31, Haydn meurt. Beethoven envisage de quitter sa ville… Le Prince Lobkowitz lui alloue alors une pension confortable. Beethoven qui n’avait cessé de se battre pour une situation honorable dont il estimait que la société lui était redevable aperçoit un avenir plus lumineux et rassurant. Mais il est condamné à rester en ville contrairement aux habitudes qu’il avait de prendre ses quartiers d’été à la campagne. C’est dans ces conditions qu’il compose le Quatuor op.74 « Les Harpes », œuvre singulièrement belle et touchante, où le lyrisme le plus profond et les sentiments les plus purs se laissent traverser par des ambiances pastorales et des moments étrangement inquiétants. Y sont dévoilées de nouvelles manières d’appréhender le matériau sonore du quatuor.
Le Quatuor op. 95 « Serioso », composé peu de temps après, est sans doute l’œuvre la plus intensément et profondément dramatique jamais écrite par le compositeur qui subit alors l’échec de ses projets de mariage avec Thérèse Malfatti. Mais si crise il y a dans cette œuvre, c’est surtout une crise de l’écriture. Beethoven semble vouloir « ramasser » toutes les expériences qu’il a su tirer de la composition de ses dix premiers quatuors pour entamer encore un nouveau chemin qui doit passer par le dépouillement.
Le premier mouvement Allegro con brio, le plus concis du quatuor nous mène aussi dans les heurts les plus violents, sans transition ni préparation, entre les différentes sections aux caractères tranchés.
Quatuor op.95, Allegro con brio
Beethoven conscient du caractère particulièrement novateur de ce quatuor laissera de longues années son manuscrit dans un tiroir de sa table…
1824 - 1826
Après 1812, Beethoven entre dans une nouvelle période de crise profonde,
plus destructrice encore que celle de 1802, et compose beaucoup moins. Progressivement, il doit faire le deuil de tous les bonheurs qui peuvent légitimement faire la vie d’un homme. Dominée par le renoncement à l’amour, cette crise joue pourtant un rôle important sur l’évolution de la spiritualité du compositeur qui va se relever à nouveau dans un abandon salvateur. Au détriment de son propre bonheur, son ultime vocation sera celle de rendre heureux les hommes qui écouteront sa musique. A l’issue de ce temps de résurrection, l’essentiel de l’énergie de notre compositeur est mobilisé à la composition des
cinq derniers quatuors, son domaine le plus personnel, de juin 1824 à novembre 1826, quatre mois avant son dernier souffle…
Si le Quatuor op.127 est incontestablement le plus facile d’accès, par son architecture apparemment plus traditionnelle (quatre mouvements, alors que Beethoven ira ensuite jusqu’à sept mouvements), son lyrisme exacerbé, et son caractère heureux, le Quatuor op.132 explore des possibilités quasiment inverses alors qu’une grave maladie semble vouloir le terrasser. Mais Beethoven guérit miraculeusement et introduit au centre de ce Treizième quatuor un « Chant sacré de reconnaissance d’un convalescent à la divinité » qui porte avec une force à nulle autre œuvre pareille, le message spirituel du compositeur.
Quatuor op.132 : Molto Adagio
Dans son Quatuor op.130, Beethoven rehausse le niveau du défi de l’unité en construisant son œuvre en six mouvements qui semblent vouloir réunir toutes les formes de l’expression. A l’issue des quatre premiers mouvements rien ne laisse présager l’entrée en scène de la célèbre et poignante Cavatine dont Beethoven a confié lui-même qu’elle avait été composée « dans les pleurs et la souffrance » mais également que « jamais sa propre musique n’avait fait sur lui une telle impression »…
Le titre de Cavatina indique à la fois son caractère vocal et « creusé » (cavare). Dans la partie centrale marquée « Beklemmt » (oppressé), les silences eux-même du premier violon se chargent de sens – autant de vides qui trouent la phrase, lui refusent tout appui, tout apaisement.
Beethoven savait d’instinct que seule une grande et grave forme pouvait constituer une issue, une délivrance au souffle oppressé de la Cavatine et couronner l’édifice. Ainsi naissait cette célèbre Grande Fugue qui devait porter plus tard le nom d’op.133 : l’éditeur trouvant ce final trop long et trop austère, Beethoven dut se résoudre à la remplacer par un Rondo de remplacement…
Quatuor op.130-133 : Cavatine et Grande Fugue
A la fin de 1825, après un tel déploiement d’énergie créatrice consacré au quatuor, on aurait pu s’attendre à ce que Beethoven se tournât vers d’autres horizons… Mais notre compositeur consacre encore la grande majeur partie des quinze derniers mois de sa vie à un genre qui lui permet le mieux de répondre à une nécessité intérieure.
A propos du Quatuor op.133, Beethoven lui-même déclarera que « de tous ses quatuors celui-ci est le plus grand, le chef-d’œuvre. » S’il paraît difficile d’établir une échelle des valeurs au sein de ces cinq derniers quatuors, le compositeur résout ici le problème de l’unité d’une œuvre, qui l’a tant préoccupé, en enchaînant sept mouvements tirés d’une seule cellule génératrice et déployés en une seule coulée.
Nouvel et ultime exemple du caractère dialectique de la pensée créatrice du compositeur, le Quatuor op.135, de petite dimension, prend le contre-pied de tout ce qui a été mis en œuvre dans l’op.131. Beethoven revient apparemment aux sources les plus traditionnelles de l’écriture pour quatuor. Mais dans chacun des mouvements, se fait entendre un langage encore nouveau, où l’anecdotique semble vouloir prendre le pied sur l’important, le malicieux sur le sophistiqué, le merveilleux sur le complexe…
Il en est ainsi de ce Vivace où derrière un Bacchus ivre, se cache une étonnante complexité architecturale et rythmique.
Quatuor op.135, Vivace
Le célèbre Finale intitulé La décision difficilement prise » a fait couler beaucoup d’encre. « Le faut-il ? Il le faut ! », interrogation tragique du Destin ? Ou coup de théâtre comique ? Il est difficile de trancher… C’est en tout cas sur cette page profondément emprunte d’humanité et d’espérance confiante, que se ferme une immense œuvre dont la destinée serait de changer le cours l’Histoire de la Musique…
Quatuor op.135 : Final Grave ma non troppo tratto - Allegro
Tous les quartetistes ressentent un appel à gravir cet Himalaya. Accomplir une telle ascension au sein de la Fondation Singer-Polignac a eu une signification toute particulière pour nous. C’est dans ce magnifique lieu de résidence que nous avons puisé
patiemment ce que Beethoven a voulu nous révéler dans chacun de ces chefs d’œuvres. Pouvions- nous prétendre être prêts à relever ce défi ? Muss es sein? Sûrement non, mais Beethoven, à la veille de son 250ème anniversaire, nous a répondu : Es muss sein ! Nous remercions encore la Fondation Singer-Polignac et notre fidèle public de nous avoir accompagnés jusqu’au bout dans cette aventure unique et inoubliable…